CHAPITRE XIV
LANCE programma la manœuvre d’approche. Le bloc rocheux ne portait pas de nom mais un numéro dans le registre de surveillance des astéroïdes majeurs de la ceinture.
« Deux kilomètres et demi de long pour quelques millions de tonnes, psalmodia Lance. De l’extérieur, ça a l’air de ce que c’est : un vulgaire caillou, comme vous avez dit. C’est à l’intérieur que ça se passe. Pour ça, vous pouvez remercier l’ancien confidato. Au fond, c’est grâce à lui qu’on va peut-être s’en sortir… »
Xavier lança un regard d’incompréhension. Desiderio soupira.
« C’est exact. La ceinture n’est qu’un amas de caillasse sans intérêt, mais mon prédécesseur a cru bon de l’exploiter tout de même. L’Eborn possède en propre des milliers de drones d’extraction minière. Elle n’a fait aucune difficulté pour en céder une trentaine à bas prix. Le filon s’est révélé aussi pauvre que prévu. Les drones sont stationnés là depuis dix ans, en attendant une réaffectation. Cet astéroïde n’est rien d’autre qu’un hangar.
— Dix ans, et tu crois qu’ils sont toujours opérationnels ? fit Xavier.
— Ils sont capables de se réparer mutuellement si nécessaire. Ce sont sûrement les machines les plus résistantes jamais conçues par l’homme… Et en tant que confidato, j’ai les codes de déverrouillage des IA pilotes. Ils vont nous servir de leurres jusqu’à ce que nous arrivions à la Porte de Vangk. »
Valrin secoua la tête.
« Je ne suis pas certain que trente drones suffisent à nous protéger.
— Ce sont des drones miniers. Voilà l’astuce. »
Xavier lui jeta un regard interrogatif, mais Desiderio n’ajouta rien. Par à-coups successifs, la capsule se positionna en face d’un cratère d’impact. L’entrée, tout au fond, pouvait passer de loin pour une faille naturelle. Deux lèvres minérales les avalèrent… et ils se retrouvèrent dans un vaste dock plongé dans la pénombre. Lance immobilisa la capsule, de crainte de heurter une structure, et alluma les deux projecteurs de manœuvre encore intacts. Le halo éclaira la paroi d’un conteneur à moins de trois mètres de leur flanc.
Desiderio fouilla dans une de ses poches et en sortit une barrette mémo sécurisée rouge qu’il inséra dans son terminal.
« Lance, j’ai besoin d’un accès à l’ordinateur du dock.
— Une seconde…
— Maintenant, s’il te plaît.
— Ouais, ouais. »
Quelques instants plus tard, une clarté clignotante illumina le dock : une vaste cavité de trois ou quatre cents mètres de diamètre, près du quart de l’astéroïde entier. Lance effectua un panoramique avec les caméras latérales.
« Voilà, c’est fait, déclara Desiderio avec satisfaction. Vous les voyez ? »
On ne pouvait pas les rater. Stationnés en quinconce sur deux parois opposées du hangar, les drones étaient plus massifs que Valrin et Xavier ne l’avaient imaginé. Ils avaient l’air d’insectes endormis accrochés aux parois d’un nid. Des coléoptères bossus, bardés d’outils barbares destinés à empoigner, forer, broyer, etc., tout rocher n’excédant pas cent tonnes. Ils avaient trois ou quatre fois la taille de la capsule, peut-être davantage – les observateurs manquaient de repères d’échelle –, et étaient aussi cuirassés et dangereux que les vaisseaux de la KAY.
« Pas mal, apprécia Valrin. Vraiment pas mal… »
La capsule flotta jusqu’à une nacelle inoccupée. L’habitacle frémit violemment lorsque l’anneau de capture se resserra autour du sas d’entrée. Lance retira son câble neural et se massa longuement la nuque. Ils ne pouvaient pas sortir, toutes les installations humaines ayant été démontées. Mais, au moins, ils ne risquaient plus de heurter une des structures métalliques qui hérissaient la cavité.
Les doigts de Desiderio n’avaient cessé de voler sur son terminal.
« Que fais-tu ? demanda Valrin.
— J’ai entré le code d’urgence d’asservissement de l’ordinateur central. Maintenant, j’entre une série de commandes : en premier lieu, nous avertir si un objet, vaisseau ou missile, part d’Ast Faurès dans notre direction. Ensuite nous fournir un bilan des ressources en carburant. Un check-up des drones…
— C’est vraiment indispensable ?
— On ne peut pas y couper. Sans check-up de sécurité, les drones refuseront de réaliser certaines tâches. Cela ne prendra que deux heures.
— Encore deux heures, gémit Xavier. Et on ne peut même pas s’étirer.
— Vous avez intérêt à prendre votre mal en patience… ou avaler tout de suite un calmant. »
Il ajouta qu’il ne serait pas le seul à en prendre : ils n’auraient pas le choix s’ils voulaient éviter les crampes qui s’annonçaient. Car ils resteraient confinés dans l’habitacle jusqu’à ce qu’ils aient franchi la Porte de Vangk ou qu’un missile mette un terme définitif à leur voyage.
Valrin fit pivoter son siège de quelques degrés pour voir Desiderio.
« Si ton plan pour gagner la Porte de Vangk fonctionne, quelle sera notre destination ? »
Desiderio sourit.
« En principe, je n’ai pas le droit de vous le révéler. Mais, vu les circonstances… Nous allons dans le système des Jarmaques. »
La réaction vint de Lance.
« Les Jarmaques ? Eh ben, c’est sûr qu’on y sera en sécurité. Ça m’étonnerait que la KAY vienne nous y chercher des poux.
— Ce nom me dit quelque chose, murmura Valrin. En étudiant un dossier sur l’Eborn… Oui, ça me revient.
— Explique, dans ce cas, fit Xavier.
— Les Jarmaques forment ce qu’on appelle un système-archipel : une étoile autour de laquelle gravitent un minimum de trois mondes habitables. Sur les vingt mille Portes de Vangk, seulement cinq ouvrent sur un système-archipel. Les Jarmaques comptent quatre planètes, et la cinquième est couverte d’océans d’hydrocarbures qui offrent un réservoir inépuisable en carburant pour le trafic intra-système. C’est grâce à ces ressources qu’est née l’Eborn… Sa patrie, en quelque sorte. »
Un sifflement admiratif jaillit des lèvres de Lance.
« Toi, tu as une sacrée mémoire ! »
Valrin sourit.
« Je n’oublie rien de ce qui est important. »
Desiderio s’était remis à la programmation des drones. Xavier ne voyait pas où l’ancien confidato voulait en venir.
Peut-être Valrin en avait-il une idée, lui. Son visage n’affichait aucune expression. Ses muscles paraissaient totalement détendus, alors que Xavier avait des fourmis dans tous les membres. Il se remplit une tasse-oignon de thérouge, but. Quelques minutes plus tard, une irrésistible envie d’uriner lui tordit le bas-ventre.
« Il y a une poche exprès. Ça va t’occuper un bon moment », gloussa le pilote.
Pendant que Xavier se contorsionnait, Desiderio reçut le résultat du check-up des drones : tous étaient opérationnels. Il ordonna à l’un d’eux de remplir les réservoirs de la capsule. Sur l’écran de la console, ils virent le drone le plus proche se détacher lentement de la paroi, poussé par de brefs jets d’hydrazine. L’engin passa devant la capsule, et Xavier put déterminer sa taille : près de vingt mètres de long. À cela s’ajoutait la longueur des outils et des appendices à demi rétractés. Sa carapace était criblée de trous circulaires aux bords noircis : les tuyères de ses réacteurs de manœuvre fine. Valrin pointa l’index sur les trois grosses tuyères à l’arrière du drone.
« Ces trois pousseurs lui permettent d’opérer des accélérations foudroyantes, n’est-ce pas ? Et ils doivent être suffisamment puissants pour lui faire atteindre la vitesse de transfert par une Porte de Vangk. »
Desiderio opina du chef. Xavier commençait lui aussi à saisir : l’un des drones allait les prendre en remorque. Ou, plus exactement, il se comporterait comme le premier étage d’une fusée. Mais il y avait toujours le barrage des missiles.
Il allait demander des explications à ce sujet quand il vit les autres drones se détacher l’un après l’autre de leur nacelle et se diriger vers la sortie.
« Que font-ils ? »
Desiderio se fendit d’un sourire entendu.
« Ils vont moissonner les astéroïdes. Au moment opportun, ils les propulseront vers la Porte de Vangk. Un chacun. Trente astéroïdes transformés en météorites, plus trente drones : cela nous fait soixante leurres.
— Un nuage de météorites fonçant vers la Porte de Vangk, releva Valrin, est-ce qu’il n’y aura pas un risque que l’un d’eux la percute et qu’elle se scelle ?
— Le couloir des météorites leurres passera à une dizaine de kilomètres au large de la Porte. Nous dévierons de notre course au dernier moment. Mais, en fait, le risque d’une collision est nul : les Portes reconnaissent les objets inertes comme les météorites et peuvent pivoter pour ce genre de cas. »
Xavier chercha une faille dans ce plan. Les inconnues étaient nombreuses, mais cela pouvait fonctionner.
Le drone vint remplir les réservoirs de la capsule puis la saisit entre trois pinces métalliques. Xavier s’attendait à être rudement secoué, mais le drone opéra avec une surprenante délicatesse – à vrai dire, le dégagement de la nacelle les ballotta davantage.
À cet instant, le terminal de Desiderio bipa.
« On dirait que la flotte de la KAY se décide à réagir, annonça-t-il. Le radar de surface indique deux échos. »
Valrin réfléchissait à haute voix.
« Elle a dû nous repérer pendant notre voyage, mais il était trop tard pour agir. Dans la ceinture d’astéroïdes, nous avions l’avantage. Ils ont préféré voir ce que nous mijotions. Ou bien ils ont été mis au courant de l’existence des drones. C’est même probable, s’ils sont parvenus à débaucher des cadres de l’Eborn. Cela réduit notre marge de manœuvre.
— Deux échos… Des cuirassés ou des missiles ? s’enquit Xavier.
— Des cuirassés : un missile ne laisserait pas d’écho.
— Alors un missile est peut-être déjà en route ? »
Desiderio se contenta de hocher la tête.
« Heureux de le savoir », grommela Lance.
Desiderio demanda au pilote son assistance pour programmer le lancement des astéroïdes des drones. Puis une légère secousse se fit ressentir, et la paroi se mit à défiler : ils bougeaient vers la sortie.
Plus vite, se surprit à penser Xavier. Plus vite, bon sang…
Il essayait de ne pas songer au missile qui fonçait peut-être – sûrement – vers eux.
Le couple drone-capsule émergea de la faille de l’astéroïde. Xavier n’en éprouva aucun soulagement : ainsi, ils redevenaient visibles à leurs adversaires. Et un missile pouvait être reconfiguré en cours de route pour atteindre une nouvelle cible.
Cela lui donna une idée. Il tapota sur le siège de Desiderio :
« Tu peux demander à deux des drones de lancer un astéroïde vers les cuirassés ? »
L’homme réfléchit.
« Cela nous amputerait de deux… non, de quatre leurres. Les cuirassés n’auraient même pas à dévier, ils n’auraient qu’à envoyer un missile pour détruire les astéroïdes et ensuite les drones en remontant la trajectoire balistique jusqu’à la source. »
Mais une étincelle s’était allumée dans l’œil de Lance.
« Un seul drone suffirait pour cette besogne, suggéra-t-il. Ouais… On le laissera derrière nous. Il n’agira que lorsque les cuirassés passeront au plus près de la ceinture. On lui ordonnera d’envoyer tous les astéroïdes qu’il peut vers les deux cibles… »
Cela valait le coup d’essayer. Lance et Desiderio s’attelèrent à la tâche. La capsule se maintenait à deux cents mètres de l’astéroïde, tout en gardant celui-ci entre eux et les signatures radar des cuirassés.
Au bout d’une heure, le nouveau programme était prêt. Les cuirassés s’étaient rapprochés. Il était temps de catapulter les leurres. Lance considérait qu’il valait mieux donner à l’essaim la configuration d’un ovale très allongé, épais de trois ou quatre rangs. Leur capsule devrait louvoyer en permanence à l’intérieur afin de ne pas offrir de cible facile.
« Il faudra aussi se débrouiller pour qu’il y ait toujours un bloc rocheux ou, à défaut, notre drone remorqueur entre la capsule et nos poursuivants : les lasers à rayons X se moquent de la distance et ils seraient tentés de nous griller avec. »
D’un geste machinal, Lance enficha le câble de pilotage dans sa nuque. Ce fut le signal tacite pour passer à la deuxième phase du plan : la projection des astéroïdes et la formation du cortège de leurres. Leur drone se mit à son tour en branle. Une accélération brutale les cloua dans leurs sièges. Ils étaient partis.
Ce furent les caméras latérales qui captèrent l’augmentation brusque de luminosité : derrière eux, l’astéroïde-hangar venait d’exploser.
« Ogive conventionnelle à fusion HH, diagnostiqua Lance en passant la langue sur ses lèvres. On ne pourra plus compter sur le radar de surface de l’astéroïde, mais il y a toujours ceux des drones. »
Ils rejoignirent le cortège de météorites, en remontèrent lentement le cours. Les cuirassés à leur poursuite modifièrent aussitôt leur trajectoire. Celle-ci passa au ras de la ceinture d’astéroïdes une demi-heure plus tard.
Alors le drone embusqué lança son premier projectile.
L’astéroïde d’une vingtaine de tonnes fut détruit à mi-course par un missile de faible puissance. Deux autres missiles furent tirés en direction de la ceinture d’astéroïdes. Deux fleurs jaunes s’épanouirent. Un second projectile démontra qu’ils avaient raté leur cible.
« Les cuirassés n’ont même pas ralenti », réalisa sombrement Xavier.
Lance se gratta la nuque juste au-dessus de sa fiche neurale.
« Il faut voir le bon côté des choses : notre vélocité n’est pas inférieure à celle des cuirassés, et nous pouvons encore accélérer. Ils ne nous rattraperont pas. Je doute qu’ils arrivent à nous toucher.
— Brève lumière repérée, trancha Desiderio qui surveillait les alertes à partir de son terminal.
— Alors nous n’allons pas tarder à être fixés. »
Il fallut cent minutes au missile pour parvenir à portée. Lance avait prévu la parade : un drone s’empara d’un des leurres et l’aligna sur la trajectoire du missile. Celui-ci ne pouvait dévier, au risque de ne plus avoir assez de puissance pour revenir. L’explosion qui s’ensuivit détruisit la météorite.
« Un de moins, et il nous reste cinquante-huit leurres ! triompha Lance. Eh, si on m’avait dit que je vivrais ça un jour… »
Pendant des heures, ils essuyèrent des tirs de missiles, parfois isolés, parfois groupés. À chaque fois, cela leur coûtait un ou plusieurs leurres. Trois drones avaient dû être sacrifiés lorsqu’un missile avait réussi à contourner la météorite lancée contre lui.
Après la première victoire, Xavier avait cessé de s’intéresser à ce qui se passait dehors. Ce qu’il pensait n’influait en rien sur le cours de sa destinée. Mais, surtout, il lui semblait que cela faisait des heures qu’il se grattait. Cela avait débuté par des picotements dans le haut du dos puis les extrémités. Et très vite tout son corps s’était mis à le démanger. Depuis un moment, il sentait les parois de la capsule se resserrer autour de lui – les premiers symptômes de la claustrophobie. Il se résolut à demander un calmant à Lance. Desiderio en prit un à son tour : l’immobilité commençait à le rendre fou lui aussi.
« Tu n’en prends pas ? s’étonna-t-il lorsque Valrin déclina la proposition.
— Non. Je veux rester conscient.
— Que tu sois conscient ou non ne changera rien à l’affaire. Notre sort est entre les mains de Lance… et de la chance.
— Moi, je préfère qu’il reste conscient, intervint Xavier. C’est idiot, mais j’ai l’impression que, tant qu’il est éveillé, on ne risque rien. »
Et c’était vrai. Cette sensation irrationnelle ne tenait pas à l’apparent contrôle de Valrin sur leur destin. En fait, c’était tout le contraire : l’impression qu’une force plus grande agissait à travers lui.
Desiderio le regarda, interloqué. Puis il interpella Valrin.
« Est-ce ce que tu penses ? »
Valrin soupira.
« Non. L’univers se fiche de notre sort, il n’a ni conscience ni morale. Les atomes ne pensent pas, les étoiles ne pensent pas. Nous sommes seuls avec nous-mêmes. C’est pour ça que je veux me venger : parce qu’aucune instance supérieure ne le fera à ma place. Vois-tu, la vengeance est encore la forme la plus sûre de la justice.
— Qu’est-ce qui te fait croire que te venger te soulagera ?
— La KAY me doit réparation. Elle paiera.
— Mais si elle te faisait des excuses publiques ? »
Valrin le fixa comme s’il parlait une autre langue. Puis son rire rebondit contre les parois de l’habitacle.
« Des excuses, tu te fiches de moi ? Le repentir est l’apanage des États et des religions, il est étranger aux multimondiales. Elles ne sont jamais redevables de leurs forfaits. » Il siffla entre ses dents. « Quand bien même la KAY s’excuserait, cela ne me ferait pas redevenir comme avant. Je n’accorderai jamais mon pardon – on croit être clément, et ce n’est que de la faiblesse. Les intentions ne changent pas l’univers. Seuls les actes comptent. Si la KAY s’excusait, est-ce que cela te rendrait Ast Faurès ?
— Non. Mais je me sentirais peut-être mieux.
— Eh bien, moi pas. Mais cette discussion ne mène à rien. En ce moment, les excuses de la KAY sont empaquetées dans des missiles. »
Desiderio faillit poser une autre question. Mais il se ravisa, haussa les épaules et avala sa pilule.
Il sombra aussitôt dans une léthargie nauséeuse. Xavier ne tarda pas à le rejoindre. Valrin resta seul en compagnie de Lance qui, les yeux mi-clos rougis par le manque de sommeil, restait branché sur sa console et donnait des ordres inopinés à l’IA de bord pour maintenir la capsule dans une course aléatoire à l’intérieur du cortège de leurres. Pour se tenir éveillé, il racontait des lambeaux de sa vie. Il était né sur un chantier spationaval et le virus du pilotage s’était déclaré dès sa prime jeunesse. En dépit de résultats brillants en simulateurs, il n’avait jamais pu obtenir de poste. Il avait fini par embarquer sur un vaisseau qui l’avait déposé sur Ast Faurès. Là, il avait piloté des barges de transbordement, bien que ce genre de tâche puisse être accomplie par une IA. Au cours d’une de ses tentatives d’incorporation dans l’équipage d’un long-courrier, Ilon Desiderio l’avait remarqué et lui avait proposé de s’occuper de la maintenance de la capsule transorbitale. Lance avait d’abord hésité. Puis il avait réfléchi, prenant conscience qu’il y avait peu de chances qu’il obtienne jamais un poste sur l’un des orbiteurs qu’il ambitionnait de piloter. Il avait accepté sans grand espoir de décoller un jour. Aussi l’attaque de la KAY était-elle pour lui une manière de miracle.
« Eh, si on s’en sort, je deviendrai un putain de héros ! » conclut Lance.
Lorsque Xavier émergea du sommeil, ses démangeaisons avaient miraculeusement disparu, son estomac réclamait à boire et à manger, sa vessie demandait à se soulager au plus vite. Il se pencha afin de jeter un coup d’œil à l’écran de Desiderio. Un compte à rebours s’affichait, indiquant le temps qu’il restait avant le saut : cinquante-sept minutes. Ils y étaient presque !
Ses contorsions urinaires réveillèrent Desiderio.
« Ahhh… gémit-il. J’ai rêvé d’un bain chaud. Et de cinq mètres cubes rien qu’à moi… Alors, quoi de neuf ? »
Lance lui fit signe qu’un problème urgent venait de survenir.
« Les cuirassés émettent sur la fréquence de réception précise des drones, expliqua-t-il. On dirait qu’un de nos cadres a fini par nous trahir…
— Hum, tu veux bien me repasser une pilule ? Je crois que je suis tombé dans un mauvais rêve, plaisanta sombrement Desiderio.
— En tout cas, oubliez votre bain. Il y a une commande secrète pour bloquer la réception des drones. On a intérêt à la trouver très vite, sinon les cuirassés donneront bientôt l’ordre aux drones de venir nous démanteler comme de vulgaires astéroïdes.
— On ne peut pas attribuer une nouvelle fréquence ?
— Trop tard. Tout ce qu’on peut faire, c’est éviter la catastrophe immédiate. Grouillez-vous ! »
Desiderio s’activait déjà. Enfin il envoya le signal, sachant que, ce faisant, ils se privaient de la moitié de leurs boucliers. Ils regardèrent les drones quitter lentement le cortège pour devenir des satellites inertes. Pendant un long moment, personne ne parla.
Puis Xavier consulta le compte à rebours. Trente-cinq minutes avant le saut.
Désormais, ils ne disposaient plus des radars des drones pour repérer les missiles. L’un d’eux pulvérisa à lui seul trois astéroïdes, et l’onde de choc de débris modifia la trajectoire d’une dizaine d’autres qui commencèrent à s’écarter. Le cortège se dispersait.
« Il nous reste un drone, déclara Lance : celui qui nous sert de propulseur. La capsule a suffisamment de carburant pour pouvoir se débrouiller sans lui. On va se désaccoupler et il nous protégera du prochain coup direct. »
Cela signifiait qu’ils ne disposaient que d’un seul bouclier réellement efficace. Mais ils n’avaient plus le choix. Lance tapa l’ordre. Chacun perçut au fond de ses os le crissement des pinces du drone qui se relâchaient. Un raclement, et ce fut tout. Sur l’écran latéral, la taille du drone se mit à diminuer ; de l’autre côté, la Porte de Vangk se distinguait à présent.
« Trois minutes avant le changement de trajectoire, avertit Lance. Préparez-vous à une forte poussée. »
Il orienta le nez vers leur nouvel objectif et la capsule se remit à vibrer. Pendant l’accélération d’un g et demi, Lance afficha la caméra arrière. Ils purent voir le cortège d’astéroïdes s’éloigner – ou plutôt ce qu’il en restait : une poignée de blocs intacts au milieu d’un semis de débris et d’écharpes gazeuses. Le drone était visible lui aussi, quelques pixels argentés sur la nuit de l’espace. Il restait dans leur sillage, à cinq cents mètres.
« Maintenant, il faut toujours que l’un d’entre nous garde un œil sur l’écran. Il est réglé sur les infrarouges. Le missile ne peut pas camoufler la chaleur de son propulseur. Dès qu’un missile pointera son nez, le drone foncera dessus. Il faudra vérifier qu’il ne rate pas sa cible. »
Personne ne releva que, si tel était le cas, qu’ils le sachent ou non ne changerait rien à leur sort. Sur l’écran, un flash vert s’imprima.
« Un signal ! » cria Desiderio.
Le compte à rebours continuait de s’égrener, imperturbable, vers le zéro du collapsus. Silence angoissé. Le drone l’avait repéré : il était en train de pivoter afin de lancer toutes ses tuyères arrière contre l’intrus. Cinq minutes avant le saut, un flash satura brièvement l’écran. Leur ultime rempart venait de sauter. Le prochain missile serait pour eux.
« Un signal, fit Desiderio.
— Vous êtes sûr que ce n’est pas un résidu d’ergols du drone en train de brûler ? insista Lance.
— Je ne sais pas, regarde toi-même !
— Il est toujours là ?
— Oh oui.
— Alors c’est bien un missile. »
Ils n’avaient aucun moyen de savoir à quelle distance ils se trouvaient l’un de l’autre.
Le compte à rebours indiquait T moins cent secondes. La Porte de Vangk était assez proche à présent pour qu’ils puissent discerner les bosselures ourlant l’anneau.
Il sembla à Xavier que la signature thermique du missile prenait des proportions démesurées. Il va envahir tout l’écran. C’est alors que nous serons désintégrés.
Mais il savait que le missile n’avait pas besoin de les percuter. Il lui suffisait d’exploser à portée. Quelle distance lui restait-il à parcourir ?
Et ils ne pouvaient même pas accélérer, car de leur vitesse dépendait leur destination. Si Lance l’augmentait, ils surgiraient autre part… ou, plus certainement, ils passeraient la Porte sans l’activer.
Dix secondes avant le saut. Neuf, huit.
L’anneau grossissait à vue d’œil. T-5.
Le disque d’étoiles derrière la Porte – trois secondes – scintilla et s’éteignit. Le plan singulaire se formait.
T-1.
T.
« Le missile ! » hurla Desiderio.